Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen
« Je me suis senti très proche de Stockhausen, Berio, Ligeti et Nono. Même si nos trajectoires se sont écartées les unes des autres, je ressens encore cette proximité aujourd’hui. J’apprécie ou non ce qu’ils ont écrit, mais dans tous les cas je retrouve chez eux ce que j’appellerais volontiers une "solidarité de génération". »
Pierre Boulez, Entretiens avec Michel Archimbaud, Paris, Gallimard, 2016, p. 126-127.
Parmi tous les grands noms de la création musicale au XXe siècle, celui qui revient avec le plus d’insistance sous la plume du Pierre Boulez théoricien est celui de Karlheinz Stockhausen (1928-2007). En tant que directeur artistique et chef d’orchestre, Boulez a compté, dès les années 1950, parmi ses premiers soutiens. Avec Stravinski, Stockhausen fut ainsi le compositeur vivant le plus souvent joué au Domaine musical (1954-1973), qui fit découvrir au public français l’avant-garde européenne, et où certaines de ses œuvres les plus marquantes furent interprétées, comme Gruppen, qui fit événement en 1965, ou Kontra-Punkte (1952-1953, pour dix instruments), programmée au concert d’ouverture de la première saison du Domaine le 13 janvier 1954 au Théâtre Marigny et maintes fois rejouée.
C’est en janvier 1952 que leur première rencontre a lieu, à Paris, où Stockhausen s’est installé pour suivre l’enseignement d’Olivier Messiaen — comme Boulez quelques années auparavant, en 1944.
« Je ne parlais pas allemand. Stockhausen ne parlait pas français. Un ami, Louis Saugier, faisait la traduction. Nous gesticulions sauvagement. J’ai immédiatement su que c’était quelqu’un d’exceptionnel. J’avais raison. J’ai fini par faire confiance à sa musique plus qu’à tout autre chose. Nous parlions musique tout le temps — d’une manière dont je n’ai jamais parlé à personne d’autre. »
Joan Peyser, Boulez. Composer, conductor, enigma, New York, Macmillan, 1976, p. 76
Les deux compositeurs se découvrent instantanément de profondes affinités esthétiques, dans le sillage de Webern, qu’ils cherchent tous deux à dépasser, et durant plusieurs années ils avanceront côte-à-côte, leur langage musical évoluant de concert : de la « table rase » (Structure Ia de Boulez et Kreuzspiel de Stockhausen, toutes deux composées en 1951 à partir du Mode de valeurs et d’intensités (1950) de Messiaen) au retour de l’invention individuelle, de l’écoute sensible et d’une nouvelle liberté laissée à l’interprète (Kontra-Punkte en 1952 et Zeitmasse en 1956 pour Stockhausen, Le Marteau sans maître en 1952-1955 et Pli selon pli dès 1957 avec les Deux Improvisations sur Mallarmé pour Boulez)
Pierre Boulez avec Luigi Nono et Karlheinz Stockhausen à Donaueschingen, 1957 © SWR company archive (consulter l’archive)
Lorsqu’ils ne se voient pas, les deux amis s’écrivent. C’est à Stockhausen qu’un Boulez « stupéfait et bouleversé » fait part de sa « rencontre miraculeuse » avec le Livre de Mallarmé, à l’époque où il s’arrache les cheveux dans l’écriture de sa Troisième Sonate, « œuvre ouverte », dont la forme offre à son interprète des parcours multiples :
« Cher Karlheinz, j’avais hâte de vous faire part de cette épiphanie. Maintenant que nous avons une technique de base suffisamment solide et assez large, il nous faut travailler follement sur la poétique. Par cette forme que j’envisage pour cette sonate, j’ai : 1/ le hasard dirigé 2/ le labyrinthe choisi 3/ la coupure dans le temps 4/ la structure assumée 5/ le cycle fermé par les sigles, mais ouvert par la possibilité de le renouveler – il faut donc un principe d’identité entre le sigle initial et le sigle final. Ainsi l’Œuvre renaît perpétuellement d’elle-même. Création, dès qu’elle est lancée, elle n’a dans son existence plus de FIN. Il me reste encore beaucoup de travail, mais cette pensée me porte – le vent s’est levé. Enfin ! »
Lettre de Pierre Boulez à Karlheinz Stockhausen, début octobre 1957. Extrait de Philippe Albèra, « …"l’éruptif multiple sursautement de la clarté"… », dans Pli selon pli de Pierre Boulez. Entretien et études, Genève, Contrechamps, 2003, p. 76.
Les extraits publiés de leur correspondance témoignent d’échanges denses et enflammés où les déclarations d’amitié se mêlent aux confrontations sur la technique et l’esthétique musicales.
« Stockhausen est de plus en plus intéressant ! C’est le meilleur de tous en Europe ! Intelligent et doué ! J’ai grand plaisir à discuter avec lui – même âprement, s’il le faut – sur tous les problèmes actuels. C’est un véritable interlocuteur. »
Lettre de Pierre Boulez à John Cage, juillet 1954. Extrait de John Cage, Pierre Boulez, Correspondance, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 237.
« Vous êtes le seul qui pense vraiment après avoir écouté ma musique et qui répond d’une façon active en excitant toutes mes forces […]. Ne laissez jamais tomber l’attitude de votre amitié, de me faire connaître votre critique, vos réflexions, de me signaler les "dangers mortels". »
Lettre de Karlheinz Stockhausen à Pierre Boulez, 12 février 1960. Extrait de Christian Merlin, Pierre Boulez, Paris, Fayard, 2019, p. 445.
Stockhausen est, comme Boulez, un penseur puissant, porteur d’une réflexion qui interroge le fondement même du faire musical. Leurs divergences sont nombreuses.
Sur l’électronique d’abord. La même déception – 1951 pour Boulez, 1952 pour Stockhausen – d’un séjour au Groupe de Recherche en Musique Concrète de Pierre Schaeffer déclenche deux réactions différentes chez l’un et l’autre. Stockhausen persévère dans l’exploration de la musique concrète et électronique fixée sur bande (Gesang der Jünglinge, 1955-1956), qu’il va mêler à la musique instrumentale (Kontakte, 1958-1960). Pour Boulez, l’utopie d’un contrôle total du compositeur sur un matériau sonore qu’il aurait lui-même forgé est trahie par les limites de la technologie : plusieurs mois de travail sont nécessaires pour réaliser quelques secondes d’une musique électronique aux sonorités pauvres. Après plus de trois années de travail, Poésie pour pouvoir, pour bande magnétique et trois orchestres, dont la partie électronique a été élaborée au studio de la Südwestfunk, est retirée du catalogue peu après sa création le 19 octobre 1958 à Donaueschingen. Il faudra attendre la fondation de l’Ircam en 1977 et la création de Répons (1980-1984) pour que soit tenue la promesse d’une interaction en temps réel entre le geste du musicien et l’hybridation électroacoustique.
Pierre Boulez avec Karlheinz Stockhausen et Hans Rosbaud, au studio du Südwestfunk à Baden-Baden, 1958 © Dr. Karl Widmaier/SWR company archive (consulter l’archive)
Dans les années 1960, à mesure que Stockhausen multiplie les expérimentations électroacoustiques – Mixtur, Mikrophonie, Telemusik, Hymnen, toutes composées entre 1964 et 1967 –, les trajectoires des deux amis s’écartent. Le compositeur allemand recherche l’intégration, dans une forme musicale totalisante, de matériaux sonores hétérogènes et disparates : sons concrets, bruits, voix, citations d’hymnes nationaux, extraits de musiques folkloriques, bribes d’émissions de radio… Or pour Boulez, par leur dimension allusive, les bruits et les citations dénotent leur source contextuelle et condamnent la forme à n’être qu’un collage d’éléments anecdotiques. Quant à la religiosité de plus en plus explicite de la musique de Stockhausen (de Stimmung en 1968 à Inori en 1974 et Licht de 1977 à 2003), Boulez y demeurera du début à la fin énergiquement étranger.
« Dites-donc, n’est-ce pas vous qui m’accusiez de "baroquisme" ? Et ce projet de messe, n’est-ce point le comble du baroque ? Gardez-vous de la tendance Requiem de Berlioz. – Je vous dirai que, pour moi, écrire une messe, c’est comme si on me demandait d’écrire une sérénade. Je ne crois pas davantage aux vertus de la Sérénade qu’aux vertus de la Messe ; je trouve cela anachronique et impossible à imaginer. Mais cela est personnel ; curieusement, au moment où vous m’écriviez votre lettre, quand je ne l’avais pas encore reçue, le lisais les passions de Schütz, la nativité, etc. Je pensais précisément que le temps de cette épopée collective était fini. […]
Voilà pourquoi je ne vois pas d’un bon œil cette Messe, que je vois avant tout comme une fuite dans le passé, et un recours à une épopée périmée. Même si vous la réussissez ; je n’en serai pas profondément content. Même un Kyrie est incapable actuellement de me donner de la joie. À partir de Beethoven, cela se détraque ; son kyrie à lui, c’est déjà toute la philosophie théiste du XVIIIe (Rousseau, en particulier) ; ce n’est plus la religion. Après Beethoven, les œuvres religieuses sont du carton bouilli […]. Quant aux fastes ecclésiastiques – où une messe en musique prend part – je n’en ai aucune nostalgie, les ayant beaucoup trop vus. Cela ne peut être pour moi qu’une représentation de mauvais théâtre. Les acteurs y sont nuls et les rôles éculés. J’implore, tu pries, il médite ; nous nous agenouillons ; vous vous recueillez ; ils s’emmerdent. »
Lettre de Pierre Boulez à Karlheinz Stockhausen, octobre 1954. Extrait de Philippe Albèra, op. cit., pp. 77-78.
L’autre différend esthétique a pour motif le hasard, et pour nom propre John Cage. Une œuvre pour piano la cristallise : Music of Changes (1951), dont la composition est fondée sur des tirages au sort issus du Yi King. Boulez y perçoit la démission du compositeur. Alors, quand Stockhausen invite le pianiste David Tudor à jouer la pièce à Darmstadt en mai 1956, il voit rouge, et la discussion qui s’instaure entre les deux amis sous les yeux de Nono et Maderna laissera un souvenir vivace. La même année, Stockhausen montre à Boulez la partition du Klavierstück XI :
« Il est d’abord étonné, puis se met en colère et devient injurieux : il ne pouvait pas comprendre de telles absurdités. J’aurais eu peur de tout régler exactement par la notation et j’aurais voulu me décharger de toute responsabilité. Pendant ce temps, Tudor souriait sournoisement. Plus d’un an s’est écoulé avant que Boulez ne m’envoie des esquisses des cinq formants de sa Troisième Sonate. »
Michael Kurtz, Stockhausen: a biography, London, Faber & Faber, 1994, p. 87.
À partir du milieu des année 1950, Stockhausen se rapproche de Cage, dont il organise la venue triomphale à Darmstadt en 1958. Il gagne aussi en autorité dans le milieu de l’avant-garde musicale, ses œuvres remportent même un succès public et attirent un auditoire jeune et enthousiaste avec sa musique électronique diffusée à fort volume comme le rock et la pop, sa présence charismatique et son parfum de spiritualité orientale. À la même époque, Boulez commence à s’éloigner de ce milieu, tandis que sa carrière de chef d’orchestre prend son envol.
« Sommes-nous finalement si peu à savoir vraiment ce qu’est cette action de composer ? Après cette matinée à Darmstadt, je suis devenu rêveur… et encore plus décidé à être sévère au maximum avec moi-même. Car finalement, avec ce que j’ai entendu, je me refuse d’être de la même "famille". Je n’ai plus maintenant le courage de la "camaraderie" ; non ! Impossible, tous ces gens ne peuvent finalement être des amis : trop de malentendus sont à la base de ces amitiés. Vivons seuls pour ne plus mentir ! Quant à vous, soyez assuré, plus que jamais, de ma véritable amitié. Avec vous, oui – avec les autres, fini. »
Lettre de Pierre Boulez à Karlheinz Stockhausen, septembre 1957. Extrait de Philippe Albèra, op. cit., p. 82.
Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen à l’Ircam, 1983 © Marion Kalter (consulter l’archive)
Pour les deux amis, les occasions de se voir, pourtant, se raréfient. Cela n’empêche pas Boulez, en 1977, de proposer à Stockhausen de prendre la direction du département électroacoustique de l’Ircam – ce qu’il refuse –, où plusieurs de ses œuvres seront créées, dont Kathinkas Gesang pour flûte et électronique en 1985. La même année, Stockhausen apparaît aux côtés d’un autre ami de Boulez, Luciano Berio, sous la forme de fausses citations cachées, dans la musique de son Dialogue de l’ombre double pour clarinette et électronique.
L’amitié donc, plus forte que le temps. En écrivant Le Pays fertile (1989) Boulez se souvient :
« Il y a quelque trente ans, Stockhausen m’offrait Das bildnerische Denken (La Pensée créatrice), ce livre qui contient les leçons du Bauhaus, en me disant : "Vous verrez, Klee est le meilleur professeur de composition". Je pensais que son enthousiasme allait trop loin car je croyais avoir convenablement appris la composition […]. Plus je m’efforçais d’approfondir ce livre, plus je prenais conscience que Stockhausen avait tout à fait raison. »
Pierre Boulez, Le Pays fertile. Paul Klee, Paris, Gallimard, 1989, p. 8.
Enthousiasme juvénile qui aura donc été la marque d’une amitié qui ne s’éteint pas.
« Quant à moi, c’est cette part sauvage de l’adolescent que je préfère garder le plus longtemps comme mon vrai visage. »
Lettre de Pierre Boulez à Karlheinz Stockhausen, 23 octobre 1954. Extrait de Philippe Albèra, op. cit., p. 81.
Auteur : Lambert Dousson (2025)